Chjachjaratoghju di Bastia
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 Un printemps plus tard

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Serep i molot
Evadé d'Alcatraz
Evadé d'Alcatraz
Serep i molot


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Date d'inscription : 22/09/2006

Un printemps plus tard Empty
MessageSujet: Un printemps plus tard   Un printemps plus tard EmptyLun 8 Oct - 20:57

Un texte re-trouvé au gré de mes pérégrinations (ca sent le topic bidesque)

UN PRINTEMPS PLUS TARD





Mars 2006. Depuis un an, je te revois à tous les carrefours de ma
ville. Dans toutes les rues je revois leurs silhouettes menaçantes.
Carapace noire, casque luisant, matraque, bouclier, masque-à-gaz. Les
robots massifs du pouvoir, en lignes, en carrés, en patrouilles.
Gyrophares, cars bleus, voitures blanches. Brassards oranges, crânes
rasés, flash-ball au poing. Ici je cours devant la charge, là le copain
s'effondre touché par un flash-ball, il s'appuie sur moi, cette
boutique qui reste fermée, ici je distribue du sérum, les fauves de la
BAC qui surgissent de cette ruelle, là je me cache parmi les badauds,
les arrestations contre ce mur, la barricade dans cette rue, notre
hésitation à ce carrefour, ma peur à cet angle, ma colère à cet autre,
la grenade qui explose sur ce trottoir, le pied du flic sur la tête
d'un jeune allongé devant ce cinéma, l'indifférence des gens qui
sortent de ce magasin, l'indignation d'une grand-mère devant cette
porte, le sit-in à ce rond-point, ici une autre charge, courir encore,
les détonations, les cris, les sirènes, les larmes, à nouveau les
matraques, et toujours devant nous les robots noirs du pouvoir, sans
visage. Je me souviens de tout, de leur violence et de notre force.



Printemps 2006. Tu courais avec nous par les rues reconquises, parce
que dans émeutes il y a loup, et dans loup il y a libre. Tu courais
pour nous montrer, encore et encore, les crocs bleutés de l'Etat. La
puanteur froide de ses invincibles gardiens. Encore et encore, jusqu'à
ce qu'enfin on regarde ailleurs. Jusqu'à ce qu'on comprenne que nous ne
devions plus lutter devant, mais derrière leurs yeux. Ailleurs. Dans
les immenses friches de nos liens à reconstruire, de notre autonomie
détruite, de notre inventivité endormie, de nos imaginaires
anesthésiés. Sur le terrain vague de notre temps retrouvé, dans les
décombres de notre quotidien secoué. Quelque part entre les autoroutes
de l'information, les rails des études et le hangar de l'usine.


Printemps 2006. Un an que tu nous a laissé.e.s pleurant.es dans
les rues fumantes, épuisé.e.s dans les amphis embrumés, le pas lourd et
le cœur léger. Les rêves bouillants sur la poussière de la fac occupée.
Sur le brasero devant sa porte, tu as fini de jeter nos illusions : le
prétexte du CPE, la bienveillance de l'Etat, le rôle de sa police, le
carton-pâte de la démocratie, la mascarade de la Justice, l'impasse des
organisations syndicales, le mythe du progrès technique, l'idéologie du
travail, l'imposture de la croissance, les sirènes de la consommation,
le rêve de la crédibilité, et le cadavre des médias de masse. Ca
faisait une grande flamme pétillante, qui commençait à nous réchauffer.

Alors tu as du te dire qu'on en savait assez. On avait appris à agir
ici, maintenant, ensemble. Sans professeurs, sans médiateurs, sans
représentants.

Alors tu as filé derrière un dernier nuage de lacrimos, comme un chien
noir dans une ruelle. Oui, je me souviens que tu étais noir. Sans doute
pour mieux te chauffer au Soleil, pour mieux te fondre dans la nuit,
pour avoir toutes nos couleurs dans les yeux. Noir comme défi aux
projecteurs, à la propreté, au pouvoir.



Printemps 2006. Tu as laissé quelques poils dans la gueule de la
machine répressive. Quelques milliers d'entre nous dans les cellules de
garde-à-vue, quelques centaines dans les tribunaux. Pas assez pour
faire peur à ma colère, à notre colère. Puisque depuis toi je dis nous.
Tu nous a laissé.e.s. Tu as laissé ce "nous" improbable et vivant, qui
t'a serré contre lui sans pouvoir te retenir. Ce nous dont tu emportes,
accrochés à ton pelage, de gros lambeaux de joie et d'espoir. Ce nous à
qui il reste l'Appel de Raspail dans une main, et la Rage du Peuple
endormie dans un train.



Printemps 2006. Un an que je cherche les traces de tes pas brûlants. Au
fond de nos yeux et à la surface de la ville. Parfois une ligne de tram
qui perd toutes ses pubs, parfois des 4*4 qui se dégonflent en une
nuit. Quelques mots sur les murs, parfois. Tes empreintes se font
tièdes, tes empreintes s'effacent dans la boue du quotidien. La pluie
du fric, de la misère, de l'injustice, la pluie sécuritaire et
médiatique s'écrase sur nos vies en grosses gouttes glaciales. Même au
fond de nos yeux, ça ne sent plus que le chien mouillé. Ca sent déjà,
mais ca sent encore. Incrustée désormais dans nos rêves, l'odeur fauve
et tenace du chien mouillé.



Tu es revenu une fois à Grenoble, au début de juin. Tu es revenu
gronder sur les blouses blanches et les costume-cravates qui nous
trament un avenir plein de puces et de métal. Faire planer la menace
erroriste sur la technopôle toute blanche, toute neuve, qu'ils ont
appelé Minatec. Tu étais plus noir que jamais, presque autant que les
gardiens cuirassés de la nano-forteresse. Tu es revenu nous les montrer
une dernière fois. Nous répéter de continuer la lutte, autrement. Et à
nouveau tu as disparu, ailleurs.



Ailleurs comme ici, où on ne t'attendait pas. Avec les étudiants grecs
en révolte, avec le peuple mexicains de Oaxaca. Avec tou-te-s celleux
qui luttent collectivement dans le silence assourdissant des médias. Où
es-tu parti. Peut-être jouer avec les chiens des rues, courir avec les
loups revenus dans nos forêts, marcher sur les routes au flanc des
vagabonds. Peut-être te reposer dans les maisons occupées, regarder les
"cavaliers du prochain orage [faire] paître leurs chevaux dans les
champs". Peut-être.

Reposes-toi, prends un autre nom, une autre forme, mais reviens. Reviens vite. C'est qu'il commence à faire froid, ici.



Ici on est un Printemps plus tard. Et illes nous demandent de choisir
le prochain, la prochaine, qui nous enverra les robots noirs au
flash-ball. Le prochain ou la prochaine, ses paroles en carton pâte sur
toutes les chaînes, et sur tous les murs son visage en papier glacé.
Printemps 2006. C'est avec toi que tout semblait possible. Qu'on osait,
que c'était fort et "ensemble". Toi, tu n'avais pas besoin d'affiches.
Si tu les voyais, si tu les entendais. Travail-Famille-Croissance.
Bleu-blanc-rouge. Le rouge illes s'en passeraient bien mais c'est sur
le drapeau. Et le drapeau revient, et le drapeau est sacré, sur les
murs et dans les discours. Sa vieille puanteur, sa gluante certitude.
Bleu-blanc-rouge jusqu'à la nausée, pour ne surtout pas voir plus loin,
ne surtout pas voir ailleurs.



Printemps 2006. Reviens d'où tu veux, mais reviens vite. En bas de chez
moi ils ont encore construit une porte blindée. Partout j'entends le
bruit des bottes et des verrous, partout, jusque dans les âmes. Ici, on
construit des prisons pour les pauvres et on nettoie les murs pour les
riches. On rénove et on sécurise. On aménage, on aseptise. On cache la
misère, on reconduit à la frontière. On traque celleux à la peau noire,
on fiche celleux au cœur noir. On gère les nuisances, on optimise les
flux, on bétonne durable. On croit en la Croissance, on surveille les
chômeurs, on peint la crasse en vert. On astique les chromes, on garde
le pouvoir. On jette le social, on garde le contrôle.

Voilà où on en est, un printemps plus tard. Sur les regards, sur les
paroles, le reflet bleu de la télé. Sous tous les crânes, les portes
qui se ferment et les verrous qui claquent. Dans toutes les rues les
hommes en bleu, les voitures blanches, et les rêves à vendre en papier.
Glacé.



Printemps 2006. Pas de reflet bleu dans tes yeux, ils flambaient de
l'intérieur. Je me souviens de notre colère. Fraîche et douce comme ton
museau, forte comme ton odeur, sauvage comme ton cœur. Vivante. Je me
souviens de gouttes de joie, de gouttes d'espoir. Brillantes, fragiles,
comme du givre sur ton pelage. Noir.

Reviens comme tu veux, mais reviens vite. Reviens avant qu'illes
n'aient trouvé le vaccin contre ta rage, là-bas dans la technopôle.
Parce qu'illes y travaillent. Cupidement, sagement, tranquillement.
Dans leurs costumes et leurs blouses. Blanches.





Grenoble, mars 2007
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