"Du lobbying ? Jamais"L'industriel a de belles prises à son actif, pas seulement parmi les anciens de l'Agence du Médicament, de l'Académie nationale de Médecine ou de Pharmacie. Il s'est offert les services d'ex-ministres, ceux de Jean-Bernard Raimond, ancien du Quai-d'Orsay ou de l'ex-garde des Sceaux socialiste, Henri Nallet.
C'est son ami Jean-Paul Huchon qui l'a recruté pour Jacques Servier. Nallet avoue avoir été séduit par ce personnage balzacien, sa culture "
proche de celle de Mitterrand", sa fibre sociale, qui a garanti à ses salariés de hauts salaires et les 35 heures, dès leur entrée en vigueur.
Pour un peu, il en ferait un utopiste de gauche, alors que le docteur Servier n'a jamais dissimulé ses liens avec la droite la plus conservatrice. Il fut l'ami intime d'Alexandre Varaut, l'avocat de Maurice Papon, qu'il prit aussi comme conseil, il choisit un temps comme successeur Jean-Marcel Zagamé, un ex de l'OAS.
Nallet assure qu'il a été embauché pour ses seules compétences en droit communautaire. "Du lobbying ? Jamais", assure-t-il, à part quelques déjeuners avec René Teulade, le sénateur PS chargé des questions sociales, et un coup de fil à Bernard Kouchner, afin d'obtenir des visas pour des médecins chinois venus visiter les centres de recherche Servier.
"Je
ne mélange pas les genres", jure aussi Michel Hannoun. Le gynécologue, ex-député RPR de l'Isère, est depuis 2002 directeur des études Servier Monde. "Un titre qui ne veut rien dire", admet-il. "Je m'occupe de réfléchir aux différents systèmes de santé." Membre du conseil d'administration de l'APHP, il dirige aussi la fédération des professionnels de l'UMP et l'Acip (Association des Cadres de l'Industrie pharmaceutique). Il insiste : "Tout est bien cloisonné". A l'Assemblée, où l'ancien élu revient régulièrement, personne n'est vraiment dupe. Avant Noël, Michel Hannoun a interpellé Gérard Bapt, le député parti en guerre contre le Mediator : "Mais enfin,
qu'as-tu contre Servier ?".
3,7 milliards d'euros de chiffre d'affairesJusqu'ici les élus ont toujours été bienveillants avec la firme. Pensez donc : Servier, fleuron de l'excellence française, second laboratoire pharmaceutique indépendant au monde, 3,7 milliards d'euros de CA, dont 25%, soit la totalité du bénéfice, consacré à la recherche... Tant pis si le discours bien huilé est invérifiable car l'entreprise, transformée en fondation, n'a jamais publié aucun compte.
Jacques Servier qui, comme tous les grands patrons, craignait d'être nationalisé en 1981, a pris, avant le grand soir, ses dispositions et
créé un système opaque éclaté en une myriade de sociétés. Aujourd'hui, il règne sur ses dizaines de filiales, dont une à Genève, chargée de gérer son patrimoine et dirigée par le frère de l'ancien directeur de TF1, Dominique Mougeotte.
Neuvième fortune de l'Hexagone, remarié l'an dernier, pour la troisième fois, avec une de ses vieilles collaboratrices, le docteur vit depuis toujours en bon Auvergnat. Pas d'excès, pas de signe extérieur de richesse, à part un chauffeur pour sa 607 et un garde du corps qui veille discrètement, quand à l'occasion il sort dîner à La Coupole ou rejoint sa maison varoise de Beauvallon.
Vivons heureux, vivons caché... Le secret, parfois proche de la paranoïa, est au coeur de la culture maison. "Quand on entre chez Servier, on a l'impression de pénétrer au Pentagone", s'amuse un cadre haut placé. "Les boîtes mail sont contrôlées, les BlackBerry, interdits, de peur qu'on nous espionne mais, depuis vingt ans, nous n'inventons rien, nous recyclons essentiellement de vieilles molécules."
L'effet placeboNombre de médecins, comme le professeur Philippe Even, pensent aussi que, "à part quelques médicaments efficaces, comme le Glucidoral et le Diamicron - deux antidiabétiques - et le Coversyl, efficace contre l'hypertension, beaucoup de produits Servier sont de la poudre de perlimpinpin".
Le docteur en chef l'a d'ailleurs souvent dit : il croit beaucoup à l'effet placebo. Sa réussite est avant tout liée à
son génie du marketing. Servier a l'art de vendre ses médicaments, même ses génériques commercialisés, avec succès, sous l'étiquette Biogaran.
Il joue toujours la différence, la fameuse French touch, précieux sésame pour conquérir l'Europe de l'Est, la Russie, l'Asie... "Nous sommes les meilleurs", a toujours rappelé le fondateur, en parlant aussi de lui-même ; il fut même un temps où le grand homme poussait le culte de la personnalité jusqu'à faire graver son profil dans du bronze, un petit souvenir que tout cadre un peu ambitieux se devait d'acheter.
"Quand c'est Servier, c'est suspect"En France, où le laboratoire ne réalise que 15% de son chiffre d'affaires, l'excellence Servier n'est pas toujours reconnue. Un professeur de pharmacologie réputé enseigne même à ses étudiants : "Quand c'est Servier, c'est suspect".
La firme est régulièrement
épinglée pour son opacité par la revue "Prescrire". Toute vérité scientifique n'est pas bonne à dire quand on fait du commerce. Il faut savoir présenter les choses, ainsi Servier a pris soin de ne jamais mentionner que le Mediator était un coupe-faim amphétaminique, ce qui lui a permis de survivre, quand tous les autres médicaments de cette classe, notamment ses bébés, l'Isoméride et le Pondéral, ont été interdits en 1997.
Les médecins scrupuleux savaient, mais les autres, ceux qui n'avaient pas la même conscience, ou simplement pas le temps ? Ils écoutaient les visiteurs médicaux de la maison, le plus souvent des femmes. Connues pour leur physique agréable et leur formation redoutable, elles sont tenues d'apprendre par coeur les argumentaires de vente, qui seront diffusés partout dans le monde.
"On les répète à la virgule près, avec interrogations écrites et orales", indique l'une d'entre elles. "Devant les médecins, le nom de la molécule doit être prononcé un certain nombre de fois. C'est juste
du brain washing !"
Séduire les médecinsLes employés de Servier, comme ceux des autres laboratoires, disposent d'autres moyens pour séduire les médecins. Un stylo Montblanc, des chèques-cadeaux, la promesse d'une prise en charge pour un congrès à Prague ou à Miami.
Servier choie les blouses blanches dès l'internat, il paie les pots de départ, distribue des prix, des aides pour les DEA... Le labo, qui collabore avec le CNRS, l'Inserm, l'Institut national du Cancer, l'Institut du Cerveau, finance ainsi une bonne partie de la recherche française, arrose les revues, les sociétés savantes, dont la très puissante Société de Cardiologie.
Un cadre de chez Servier est aussi trésorier de la Société française de Pharmacologie et de Thérapeutique, une responsable du labo préside celle de toxicologie. Son mari, Jean-Roger Claude, toxicologue réputé, employé lui aussi chez Servier comme consultant depuis 1972, est l'un des piliers de l'Afssaps, membre inamovible de la commission d'autorisation de mise sur le marché. "Tout le monde connaît
mes conflits d'intérêts", explique sereinement le professeur. "Ça ne m'empêche pas d'être objectif bien au contraire."
Certains de ses confrères, souvent liés eux aussi à l'industrie, acquiescent. D'autres sont plus sceptiques. "Sans qu'on le réalise, songe un pharmacologue, Servier finit peut-être par endormir nos consciences."
Ni l'échec ni la contradictionLe labo est partout. Quand, en 1999, un cardiologue marseillais, Georges Chiche, qui a décelé une anomalie aortique chez un patient traité au Mediator, fait une déclaration au centre de pharmacovigilance, il reçoit aussitôt la visite d'un médecin de Servier : "Votre cas n'a
aucun rapport avec le Mediator".
Le laboratoire, pourtant, ne peut ignorer les risques de son produit, sa parenté chimique avec l'Isoméride. En 1994, déjà, une cardiologue belge avait alerté Servier, après avoir répertorié 11 cas de valvulopathies chez des patientes qui prenaient des coupe-faim, dont l'Isoméride et le Mediator. Un médecin du laboratoire est venu l'aider à remplir une fiche de pharmacovigilance. Mais personne ne l'a jamais rappelée. Six ans plus tard, elle comprendra pourquoi.
En France, le procès de l'Isoméride n'a pas eu lieu, seules deux femmes ont osé attaquer Servier. "Beaucoup de malades ont refusé d'aller en justice parce que leurs médecins les décourageaient,
elles ont subi des pressions, elles avaient peur", se souvient l'une d'elles, qui a fini par gagner en Cassation.
Mais aux Etats-Unis, où l'Isoméride, vendu sous le nom de Redux par une firme américaine, des milliers de victimes portent plainte. La cardiologue belge est invitée à témoigner au procès. A l'époque déjà, Jacques Servier crie au complot. Une cabale probablement organisée par le lobby des obèses, c'est ce que lui et ses partenaires américains se disent.
Comme son fondateur, le laboratoire ne supporte ni l'échec ni la contradiction. Outre-Atlantique, les avocats font des découvertes inouïes. Un jeune médecin de Servier, qui avait alerté sa hiérarchie sur les
effets neurotoxiques de l'Isoméride, a été prié de se taire, avant d'être licencié. Une autre étude, pratiquée sur des rats traités avec le médicament, qui montrait un épaississement des valves, a été ignorée. Servier semble avoir parfois une conception bien particulière de la recherche...
"Pense à ta carrière"Après son signalement, le docteur Chiche n'a lui non plus reçu aucune nouvelle, ni du laboratoire ni des autorités sanitaires. Mais un confrère cardiologue, adjoint à la mairie de Marseille, l'a prévenu : "Pourquoi fais-tu des trucs comme ça ? Pense à ta carrière".
A la même période, d'autres personnes en conflit avec Servier font
l'objet d'intimidations, toujours anonymes. Le professeur de McGill, Lucien Abenhaïm, qui a diligenté la première grande étude démontrant les dangers de l'Isoméride, reçoit des petits cercueils à son domicile.
Un responsable du ministère de la Santé chargé du dossier est menacé par téléphone : "Méfiez-vous quand vous traversez la rue". Un journaliste, qui enquête lui aussi sur le coupe-faim, est suivi lors d'un week-end extraconjugal à Venise. Peu après, son épouse reçoit un dossier, avec facture de l'hôtel, photos, relevés détaillés de carte bancaire. De simples coïncidences sans doute...
En 1999, "le Nouvel Observateur" et "le Canard enchaîné" révèlent que le laboratoire abrite, dans un appartement de son président, une officine composée d'anciens de la police, de la DST et la DGSE. Ces employés spéciaux sont chargés d'écarter, à l'embauche, tous les indésirables, gens de couleur, homosexuels, gauchistes, syndicalistes... après avoir interrogé trois "références" professionnelles et trois "personnelles" exigées pour chaque candidat, comme le font
les francs-maçons.
La cellule secrètePersonne n'avait entendu parler de ce service, jusqu'à ce l'un de ses agents, après avoir été licencié, déballe tout. Reçu par le procureur de Nanterre de l'époque, Yves Bot, aujourd'hui proche de Nicolas Sarkozy, il lui raconte les méthodes de recrutement Servier, et ajoute, preuves à l'appui, qu'en Russie le laboratoire sert de couverture à la DGSE. Yves Bot l'écoute une heure, glisse au passage que son épouse, pharmacienne, trouve les produits Servier excessivement chers. La plainte de l'ex-agent secret comme celle de la Cnil et de quatre salariés discriminés à l'embauche seront
classées sans suite.
Officiellement, la cellule secrète a disparu. En réalité, selon nos informations, elle est encore active et toujours dirigée par Martine Loo, une-ex du renseignement militaire, directement rattachée au président. Les liens souterrains entre le labo, refuge de plusieurs hauts gradés de la police, et la Place-Beauvau perdurent. Rien, apparemment, n'a changé. "Pour embaucher au Brésil ou en Corée une simple comptable, on a toujours la visite de nos barbouzes", témoigne un haut responsable de la firme.
Des liens avec Nicolas Sarkozy ?Comment Servier a-t-il pu perpétuer impunément ses méthodes si singulières ? Comment peut-il obtenir, pour ses produits, des prix et des taux de remboursement élevés alors que le service médical rendu n'est pas toujours avéré ? Pourquoi semble-t-il souvent bénéficier d'une clémence des autorités ?
"
La nation vous est reconnaissante de ce que vous faites", a déclaré Nicolas Sarkozy en décorant Jacques Servier. A quoi faisait référence le président ? A tous ses services personnels rendus, depuis ce jour où l'industriel, bluffé par ce maire de Neuilly si brave lors de la prise d'otages de la maternelle du 13 mai 1993, a décidé de miser sur lui ? Aux honoraires que Jacques a versés à Nicolas quand ce dernier a repris sa robe d'avocat d'affaires ; aux financements qu'il assura, en tant que membre du premier cercle de l'UMP, pour la campagne présidentielle de 2007 ? Le chef de l'Etat faisait-il allusion à d'autres services, indicibles, liés aux intérêts supérieurs de la France ?
Il s'est simplement incliné devant le vieux docteur : "Vous vous êtes battu toute votre vie pour soulager et pour guérir".
"Nous n'avons rien à nous reprocher"Sur les murs en velours de son siège social, Jacques Servier a fait graver en lettres dorées : "Là où est
l'amour des humains est aussi l'amour du métier". Cette citation d'Hippocrate a marqué des générations de visiteurs médicaux.
En 2007, l'un d'entre eux apprend, lors d'un congrès, qu'une pneumologue brestoise, Irène Frachon, travaille sur des cas de valvulopathie apparemment liés au Mediator. Il s'inquiète, prévient sa hiérarchie.
Branle-bas de combat, des fiches sont immédiatement distribuées aux délégués médicaux afin qu'ils répètent : "II n'y a aucun lien possible entre le Mediator et les valvulopathies". La machine Servier s'active pour discréditer la pneumologue. A l'Afssaps, un de ses relais prend à partie un expert jugé trop favorable à son travail. "C'est toi qui fricote avec cette fille,
tu vas le payer cher, de ta vie professionnelle et aussi de ta vie privée". Certains membres de l'Agence se demandent même comment faire radier la jeune femme du Conseil de l'Ordre.
Depuis, Irène Frachon est une héroïne et la Cnam compte les morts. 500, 1.000 ? Un "chiffre marketing", a commenté Jacques Servier en présentant ses voeux à son personnel. Il nous le redit : "Nous n'avons rien à nous reprocher".
Sophie des Deserts - Le Nouvel ObservateurArticle publié dans l'hebdomadaire du 13 janvier 2011