Famagouste, emblème chypriote d’un club en exilEffy Tselikas Ce soir, l’ultra-médiatique entraîneur de l’Inter de Milan José Mourinho usera ses mocassins vernis au pied d’un banc de touche chypriote. En Ligue des Champions. L’Anorthosis Ammogostos, de son nom vénitien Famagouste, s’est invité au bal : deuxième du groupe B (donc qualifiable pour le très sélect Top 16 du printemps), ce club plus proche géographiquement de Beyrouth, Tel-Aviv ou Tripoli que des capitales du foot européen met l’élite continentale du ballon sens dessus-dessous.
La destinée de l’Anorthosis est indissociable de celle de l’île : chaque jour qui passe, l’équipe s’entraîne et joue à Larnaca depuis l’invasion turque de Nord-Est de Chypre (où se trouve Famagouste) en 1974. L’histoire commence au début du XX
e siècle. Chypre est alors sous occupation anglaise. L’antique citadelle byzantine, Justiniana, devenue Ammogostos et dénommée Famagouste par les Croisés au XIII
e siècle, est le plus grand port de l’île, point de départ de toute la production d’oranges vers l’Europe. En 1911, le premier cercle à but culturel de l’île voit le jour : Anorthosis («le redressement» ou «la relève» en grec moderne). Musique, poésie, théâtre et sport sont au programme d’émancipation de cette «grande dame», comme on surnomme rapidement Famagouste.
Reliques. L’aventure du club, qui va mêler intimement combats sportifs et luttes politiques, commence alors. Au début des années 70, la ville et ses plages sans fin se transforment en paradis touristique et Anorthosis, devenu un club de foot à par entière, en est l’emblème. Le malheur n’est pas loin. En juillet 1974, arguant d’un coup d’Etat manqué fomenté par la Grèce des colonels pour annexer l’île, l’armée turque prend pied dans le Nord de Chypre en forçant de nombreux Chypriotes d’ascendance grecque à fuir au sud. Certains exilés emportent avec eux les icônes des églises orthodoxes. Les supporteurs d’Anorthosis, eux, embarquent les reliques du club. Dont le fameux étendard où un phénix, cet oiseau symbole de résurrection, déploie ses ailes sur les bandes bleu foncé.
L’île est désormais divisée. Durant des années, le club de Famagouste (administratifs, joueurs, supporteurs) errent d’une ville à l’autre (mais toujours côté grec), dans l’espoir de retrouver un jour le lieu qui a vu l’équipe naître. Parallèlement, Famagouste devient une ville fantôme de western, un no man’s land entouré de barbelé où le temps s’est arrêté. Aucun Chypriote grec ou turc ne peut y pénétrer. Les réfugiés de Famagouste finissent par se regrouper à Larnaca, le port le plus proche, de l’autre côté de la ligne verte qui coupe l’île en deux. Pour s’entraîner, ils y construisent le stade Antonis Papadopoulos, en l’honneur d’un mécène du club. Mais leur siège officiel est toujours à Famagouste, comme ils continuent à élire le maire de la ville et à célébrer la «fête des oranges» en espérant un hypothétique retour.
Dans un paysage footballistique chypriote marqué par une politisation à l’extrême (une équipe est de gauche ou de droite) et une gestion financière pour le moins hardie (paris truqués et surtout blanchiment), l’Anorthosis joue seul, même s’il est proche des milieux conservateurs et de l’église. Au fond, le club vit avec le syndrome du réfugié : prouve que tu existes, fait mieux que le voisin. D’où une force vitale, que l’on voit sur le terrain. Fannis Makridis, éditorialiste du journal indépendant
Politis :
«Le jour où je suis tombé sur une pleine page d’un journal chinois parlant de nous, j’ai compris que nous avions gagné beaucoup plus qu’un match ; nous existions enfin aux yeux du monde.» Cette liaison fervente avec la patrie fantôme est portée par les
nerantzougles : les «cueilleurs d’orange», comme se font appeler les fans de l’Anorthosis.
Dispersés aux quatre coins de l’île et du monde, les Chypriotes ne lâchent pas le club des yeux. Ils étaient plus de 1 500 au stade San Siro de Milan il y a deux semaines, à chanter l’hymne de l’équipe :
«Ma ville, tu es dans mon cœur et dans mon sang…» Les joueurs, pratiquement tous étrangers, entrent dans la liturgie. Mais l’identification la plus forte est celle de l’entraîneur géorgien Temuri Ketsbaia. Agé de 40 ans, ancien international, il a été joueur de l’Anorthosis à ses débuts. C’est là qu’il y a épousé «la cause», en même temps que Katerina, la fille du propriétaire du club.
Liturgie. Avant le match décisif de ce soir, écoutons vibrer un supporter, Andreas Stavrinidis, qui s’épanche sur le blog du club :
«J’entends les joueurs chanter pour une ville, que j’ai, que nous avons, dans notre cœur. J’en ai la chair de poule. Je me dis que la plupart des joueurs de l’Anorthosis ne peuvent ressentir ce que je ressens, parce qu’ils ne sont pas chypriotes. Mais ils se sont comportés comme s’ils venaient de chez nous. Ils ont donné toute leur âme dans le jeu. Mieux que nous-mêmes. Mieux que nos politiques qui se démènent en vain depuis des décennies. Le monde entier sait désormais que Famagouste se trouve dans la partie occupée de Chypre depuis trente-quatre ans et qu’elle ressemble à… un fantôme. Ma grande dame, tu peux sourire avec fierté désormais. Tu as déjà gagné, quelques que soient les résultats à venir.»