Nicholas Stern
Le sonneur de tocsin
Spécialiste du développement, cet Anglais prophétique exhorte le monde à changer de modèle de croissance. Avant qu'il ne soit trop tardT ous les dix ans, l'homme qui nous a fait comprendre qu'avec le réchauffement de la planète a commence le temps du monde fini s'immerge dans un petit village indien du Kerala. Une hygiène indispensable pour Nicholas Stern - lord Stern of Brentford depuis qu'il a été anobli par la reine. Spécialiste du développement et prophète de son apocalypse, Stern a besoin de se ressourcer régulièrement sur le terrain pour comprendre. Silhouette ramassée, regard timide, voix douce avec une pointe d'accent allemand qui trahirait ses origines germaniques -
«Je suis un fils de réfugié» - s'il n'était né en Angleterre un an après la guerre, Stern est aux antipodes des canons du siècle. Un homme du concret et de la raison dans un monde où le faire-savoir pèse plus que le savoir-faire. Avant lui, nous savions vaguement que, en danger de progrès, notre bonheur perpétuel, mesuré par le seul PNB, avait une face sombre, les «dégâts de la croissance», le prix à payer pour l'accès de chacun au bonheur matériel. Après lui, nous avons la preuve scientifique que, à travers le changement en cours, l'activité humaine génère ses propres germes de mort. Que la concentration de gaz à effet de serre menace directement les éléments de base de la vie pour des pans entiers de l'humanité :
«L'accès à l'eau, les récoltes vivrières, la santé, l'utilisation des sols et l'environnement», souligne ce petit homme dans une brusque montée d'adrénaline.
«Le travail de Nick est capital. Il a établi un lien entre énergie et changement climatique, et, en calculant le coût du réchauffement, en donnant un prix au carbone, il a démontré sa nocivité», explique Jean-Marie Chevalier, qui occupe la chaire d'économie de l'énergie à Paris-Dauphine. Autrement dit,
«la rigidité de notre système énergétique (80% dé notre énergie provient du gaz, du charbon et du pétrole) et de notre modèle de consommation adossé à cette énergie dangereuse, mais bon marché, est explosive». Avec 1 milliard de voitures, une industrialisation sauvage et des concentrations urbaines hyperpolluantes, cette rigidité nous condamne à une augmentation de la température entraînant inéluctablement inondation de terres émergées, déplacements de populations et disparition d'une bonne partie des espèces vivantes. Et notre inaction risque de provoquer une récession plus terrible que la crise de 1929.
Passer de l'intuitif au démonstratif, démonter les systèmes complexes pour faire justice des grandes peurs et charpenter de grandes causes; remettre au centre le principe de réalité, la raison : toute la vie de Nicholas Stern s'est organisée selon cette démarche. Atavisme ? Fils d'un juif allemand réfugié en Angleterre après la nuit de Cristal, quand le bris des devantures des magasins pis par les SS déclencha les premiers départs massifs, sir Nicholas Stern naît à Londres, mais une de ses
«grands-mères est morte dans les camps». Premier amour : les maths. Au collège Peterhouse de Cambridge, il décroche les meilleures notes. Seconde passion : l'économie, une discipline qui en Angleterre, à la différence de la France, attirée par le verbe, mobilise traditionnellement les grands intellectuels, de Malthus à Keynes. Doctorat à Oxford, à la fin des années 1960. Pour Stern, l'économie n'existe que comme instrument au service des autres, et d'abord au service des pays en développement. Comme Muhammad Yunus, comme Amartya Sen, c'est un homme de terrain.
«A Palanpur - 1500 habitants -, je suis anthropologue. J'observe les changements dans l'agriculture, l'éducation, les structures familiales, les perturbations nées de l'arrivée de la télé ou du mobile et les inégalités générées par le système des castes.» L'expérience accumulée en Inde et en Afrique le conduit en 2000 à la Banque mondiale, dont il dirige les études tout en contestant la bien-pensance et la corruption de l'institution. Un passage logique pour un spécialiste du développement à l'affût du réel, comme lors de ses vacances à Cuba, où il préfère les discussions avec Fidel Castro au farniente sur la plage.
Goût des faits, talent pour les chiffres : tout s'enchaîne. Quand, en 2005,Tony Blair cherche à marquer de son sceau le sommet de Gleneagles, il confie à ce spécialiste des «émergents», embauché par Gordon Brown comme numéro deux de l'Exchequer, le rapport sur la dette du tiers-monde. En 2006, ce sera le pavé dans la mare, le rapport sur
«l'économie du changement climatique», la bible du Grenelle de l'environnement dont l'ami Nicolas Hulot fera son miel pour préconiser une autre croissance. Avec une victoire par K.O. sur certains experts qui doutent encore du lien entre activité humaine et réchauffement, et un consensus sur son diagnostic.
Nicholas Stern, superstar ?
«Je suis un peu plus optimiste», concède le patron très respecté de la très indépendante «Stern Review». Il cite pêle-mêle
«l'engagement très fort des candidats américains» en faveur de l'environnement et le
«plan d'action chinois pour une énergie propre». Mais, de Bali à Copenhague, prochain rendez-vous international, la route est courte. Argument choc : le coût - supportable - de la prévention. «
Il ne faut pas en parler comme d'un sacrifice, car réduire aujourd'hui les émissions de gaz à effet de serre ne représente qu'un coût modeste comparé à l'inaction, qui elle aurait un coût énorme.» Reste à trouver les moyens : fiscalité verte, permis d'émissions, technologies propres ? Un travail de titan, dont il s'extrait parfois pour un week-end dans son appartement parisien. Loin de sa chaire londonienne, près du labo de l'Ecole polytechnique, où il passa six mois.
«La période la plus agréable de ma vie.»Ses dates 1946. Naissance à Londres.
2000. Vice-président de la Banque mondiale.
2006. Rapport sur le changement climatique.
Jean-Gabriel Fredet
Le Nouvel Observateur