La résurrection du football corseLE MONDE SPORT ET FORME | 04.05.2012 à 16h23
Par Bruno Lesprit
Le capitaine bastiais Yannick Cahuzac, le 1er mai à Furiani. | AFP/PASCAL POCHARD-CASABIANCA
Furia à Furiani. En quelques secondes, les tribunes du stade Armand-Cesari se sont brutalement vidées, déversant le peuple bleu du
Sporting Club de Bastia sur la pelouse. Une marée de drapeaux à tête de Maure s'agite pendant que les coeurs scandent
"Uniti vinceremu" - "Unis nous vaincrons" - dans une odeur de poudre et de 14 juillet. Pour
rejoindre le centre-ville, distant de 5 km de la petite commune, plus de deux heures sont nécessaires. Hissés sur les véhicules immobilisés, des supporteurs hurlent
We are the champions, de Queen, autour d'un autoradio. Un fusil de chasse est pointé vers les cieux et fait feu. Bienvenue en Corse, terre brûlante de
football.
Trente-quatre ans après
avoir accédé à la finale de la Coupe de l'UEFA, le Sporting vient-il de
remporter la
Ligue des champions ? Nullement. Sa victoire contre Châteauroux, le 23 avril, lui a permis officieusement de
retrouver l'élite du football français, sept ans après l'
avoir quittée. Pour la fête, on a donc pris les devants. Pas seulement parce que l'anticipation présentait peu de risques : ne manquait qu'un point, depuis Bastia en a engrangé trois en battant Metz, le 1
er mai, pour
devenir champion de
Ligue 2. C'est qu'à l'approche du 20
e anniversaire de la tragédie de Furiani, l'euphorie doit être partagée avec le recueillement. Le 5 mai 1992, à l'occasion d'une demi-finale de Coupe de
France face à Marseille, l'effondrement d'une tribune provisoire bâtie hâtivement avait provoqué la mort de 18 personnes et fait plus de 2 300 blessés.
Sur le plan sportif, le redressement a été aussi spectaculaire que la chute. En mai 2010, le Sporting est relégué en National (la 3
e division) et menacé dans la foulée d'être rétrogradé administrativement en championnat amateur. Deux saisons auront suffi pour
retrouver le plus haut niveau. Toute l'île, ou presque, se retrouve aujourd'hui derrière les couleurs bleues.
Pour
assister à cette résurrection, ils sont venus de Bonifacio, de Sartène et même d'Ajaccio. Dans son sillage, le Sporting entraîne l'ensemble du football insulaire. Si l'Athletic Club ajaccien (ACA), déjà pensionnaire de
Ligue 1, va
devoir cravacher pour se
maintenir et en appelle au soutien du peuple, convié gratuitement au stade pour les deux dernières rencontres à domicile, son rival du Gazélec, récent demi-finaliste de la Coupe de France, est aux portes de la Ligue 2.
"C'est la Corse qui gagne dans un contexte de tristesse, de mort avec une jeunesse frappée par les assassinats, les suicides et les accidents de la route", constate
Marc Riolacci, président de la ligue régionale.
Il faut encore
mentionner le Cercle athlétique bastiais, en lice pour
rejoindre le National. Ces amateurs viennent de
virer en tête de leur groupe après le refus de la réserve lilloise de se déplacer, à la suite des incidents de l'an passé - trois joueurs blessés et des insultes racistes qui auraient été adressées à l'un d'eux. Pour les contempteurs du foot corse, l'ambiance de braise et l'intimidation qui attendent les visiteurs expliqueraient pourquoi le Sporting est invincible depuis deux ans dans son fief bondé - 10 000 spectateurs en moyenne pour une ville de... 40 000 habitants.
"Certains dirigeants ont voulu nous salir en disant qu'on ne peut gagner à Furiani, s'offusque le capitaine Yannick Cahuzac.
Comment expliquer alors pourquoi nous avons la seconde meilleure équipe à l'extérieur ?""On parle de nous toujours pour des faits de police, s'agace Yves Pianelli, président de l'Association du SC Bastia.
Il y a une petite part de paranoïa qui parle un peu chez nous mais, quand un gobelet tombe à Bastia, c'est une bombe atomique. Les incidents de Lens (bagarre sur la pelouse et dans le tunnel des vestiaires, en octobre 2011) ont été les plus médiatisés. Mais, dès la 3e journée, Le Mans a perdu et fait un scandale pour dire qu'ils avaient été frappés et insultés. Quand on voit où ils sont aujourd'hui, il faut croire qu'ils ont été molestés dans tous les stades de France. On n'a pas besoin de quoi que ce soit pour gagner nos matchs. Et, à Bastia, il n'y a pas de cris de singe." Cette allusion vise le Gazélec, où le Lyonnais Bafétimbi Gomis affirme
avoir subi insultes et jet de banane. A l'automne 2011, le club a été sanctionné de deux points après une bagarre ayant opposé ses joueurs à des supporters beauvaisiens.
"Je suis le premier à condamner ce qu'on a fait, déplore l'entraîneur Dominique Veilex.
On a une mauvaise image qu'on est train de rectifier grâce à nos résultats."Bad boy, le foot corse n'en ridiculise pas moins le continent. La plus petite ligue, 9 100 licenciés sur 280 000 habitants, pourrait
compter la saison prochaine deux clubs en Ligue 1, un en Ligue 2 et un autre en National. Il fait déjà mieux que l'Ile-de-France, qui compte vingt fois plus de pratiquants. Pour
expliquer cette miraculeuse anomalie, on recourt à des arguments irrationnels. A l'encontre de la loi du foot moderne, l'argent ne constitue pas ici le nerf de la guerre. Le budget de l'ACA est le plus étriqué de Ligue 1 avec 16 millions d'euros, contre 9 millions pour le Sporting.
"Les infrastructures sont loin d'être au top, les budgets ric-rac, relève
Olivier Pantaloni, entraîneur de l'ACA.
Nous, on travaille sur un état d'esprit : la fierté de défendre les couleurs."Donc sur la solidarité, la combativité, le caractère. En un mot : l'âme. Corse, s'entend. Celle-ci serait magiquement insufflée aux continentaux et aux étrangers dès qu'ils posent le pied sur l'île. L'exemple le plus probant est celui de Jérôme Rothen. A 34 ans, l'ancien
international et Parisien, lesté d'une réputation de starlette capricieuse et ingérable, renaît en meneur de jeu du Sporting.
"Je n'avais plus joué depuis huit mois, rappelle-t-il.
Heureusement, mon image était moins dégradée ici que sur le continent. En Corse, les gens demandent à voir avant de parler. Cela a été un grand plaisir de retrouver un collectif et d'évoluer dans une telle ferveur. Ici, plus qu'ailleurs, je me sens intouchable." Rothen n'a pas hésité à
diviser son salaire par dix.
"Il y a une obligation d'exemplarité par rapport au public, affirme Frédéric Hantz, entraîneur du Sporting.
C'est une île, tout le monde se connaît. Si un joueur fait le con dans sa vie privée, ça va se savoir." Les capitaines des deux clubs professionnels se sentent investis d'une mission morale, d'autant plus qu'ils sont tous deux corses.
"On a vécu deux descentes. J'ai vu des gens pleurer et j'étais atteint psychologiquement", confie
Yannick Cahuzac, petit-fils de Pierre, légende insulaire qui entraîna le Gazélec champion de France amateur dans les années 1960 et le grand Sporting la décennie suivante.
"Je ne dis pas qu'on a des vies entre les mains, mais presque. Si on est relégués, des gens perdront peut-être leur boulot", ajoute
Jean-Baptiste Pierazzi, son homologue de l'ACA.
Sans grands moyens, le Sporting a toujours su
attirer des vedettes internationales, que l'on songe au Hollandais volant Johnny Rep ou au champion du monde argentin Alberto Tarantini. Les buts de l'ACA sont actuellement gardés par le titulaire de la sélection mexicaine, Guillermo Ochoa. Mais que fait-il là ? Il a signé en juin 2011 alors qu'il risquait une lourde sanction après
avoir été contrôlé positif au clenbutérol - la fédération de son pays l'a finalement blanchi.
"De la Corse, je ne connaissais que Napoléon", s'amuse-t-il. Seulement de passage, Ochoa profite de la halte :
"Le président m'a dit qu'il n'était pas normal pour un footballeur comme moi de jouer à Ajaccio. Au Mexique, je ne peux pas sortir au restaurant à cause des paparazzis et des demandes d'autographe. Ici, je peux même aller au supermarché !" Et la modération salariale est compensée par le cadre de vie.
La présence en force des clubs corses dans les championnats peut être dépeinte de façon idyllique. Elle est aussi un symptôme des divisions locales. Alors que la tendance est plutôt à la conurbation (à l'instar d'Evian-Thonon-Gaillard ou d'Arles-Avignon), Ajaccio pourrait être la seule ville de France à
disposer de deux clubs professionnels la saison prochaine si le Gazélec monte en Ligue 2. Une fusion présenterait des avantages financiers, elle s'avère impossible. Outre la dimension sociale - le stéréotype décrit le Gaz, émanation du comité d'entreprise d'EDF, comme "popu", et l'ACA comme "bourgeois" -, il faut bien, même si tout le monde ici y rechigne, évoquer l'"extra-sportif", c'est-à-dire la
politique.
Depuis 2008, l'ACA est présidé par
Alain Orsoni, fondateur du Mouvement pour l'autodétermination, hier vitrine du FLNC-Canal habituel. Il se déplace en voiture blindée et a cessé, le 6 avril, une grève de la faim pour
protester contre l'incarcération de son fils Guy, mis en cause dans quatre assassinats. Le Gazélec est proche des communistes et des nationalistes d'A Cuncolta, l'aile politique de l'ex-Canal historique. Au mur du bureau de son président,
Fanfan Tagliaglioli, on aperçoit les visages de trois de ses prédécesseurs, tous tués.
L'impossible rapprochement pose des difficultés de taille. Le Gazélec, qui s'était vu
refuser une accession en Ligue 2 en 1999, au motif, depuis abrogé, qu'une ville de moins de 100 000 habitants ne peut
compter deux clubs pro dans la même division, dispose d'un stade vétuste, qui ne répond pas aux normes. Théoriquement d'une jauge de 4 000 spectateurs, il en a accueilli... 13 000 lors de la venue de l'OM, en 1990.
"On en avait mis partout, accrochés aux éclairages, se souvient Fanfan Tagliaglioli.
Notre objectif en début de saison, c'était le maintien. On s'est retrouvés avec une demi-finale de Coupe de France et, aujourd'hui, une montée possible. On va demander une dérogation pour évoluer sur notre terrain. Mais il se peut qu'on ait à jouer à François-Coty (l'enceinte de l'ACA)." La rivalité n'empêche pas la solidarité :
"En Coupe de France, leurs dirigeants nous l'ont autorisé deux fois dans de très bonnes conditions."L'
avenir de Furiani paraît lui aussi incertain. Le stade est en chantier d'agrandissement avec un objectif de 16 500 spectateurs. Les dirigeants, des chefs d'entreprise se plaignent de ne pas
avoir été concertés, dénoncent des frais inutiles et souhaiteraient un bail emphytéotique qui leur permettrait
"de générer des recettes en mettant en valeur des prestations d'hospitalité plutôt que de taper dans les caisses des collectivités", selon le président, Pierre-Marie Geronimi. Le maire (PRG) Emile Zuccarelli objecte qu'ils ont
"eu un drame dans un stade privé qui ne ressemblait à rien. La communauté d'agglomération a décidé d'avoir un équipement public et il le restera. Personne ne peut se l'approprier. On doit établir avec les dirigeants non un bail mais une convention d'occupation".
Dialogue de sourds ? Les deux parties sont optimistes, convaincues qu'elles trouveront un accord.
A l'usu corsu, à la corse.