2 ème partie Puisque nous venons de mettre en évidence plusieurs niveaux d’appréhension et
d’interprétation possibles du jeu des forces économiques et des
grandeurs susceptibles de les mesurer, il faut maintenant franchir le
dernier niveau, qui est celui de la globalisation financière proprement
dite. Le vocable de « Téra » va nous y aider, car nous prendrons en
effet comme unité de compte pour la mesure de grandeurs économiques
liées à cette globalisation le Téra-dollar (T$), c’est-à-dire le
millier de milliards de dollars.
Le volume des transactions et des règlements internationaux (flux 2002)
L’observation
et la mesure, à l’échelle internationale, des transactions sur les
marchés globaux de la finance et du marché des biens et services
peuvent alors fournir une première évaluation de la liquidité qui
circule sur une période donnée. Nous avons opté pour cette mesure
l’année 2002.
La sphère économique mondiale
(Unité : Téra-dollar, année 2002)
Echanges et productions
Transactions sur dérivés 699,0
Transactions de change 384,4
Transactions financières 39,3
Transactions sur biens et services (PIB mondial) 32,3
Total, transactions interbancaires 1155,0
Monnaie de règlement
Etats-Unis (dollars) 405,7
Eurosystème (euros) 372,9
Japon (yens) 192,8
Autre zones monétaires 183,6
Total (règlements interbancaires) 1155,0
[3]
Comme ce tableau l’indique clairement, la liquidité qui transite sur les
marchés globaux de l’argent remplit aujourd’hui quatre fonctions
(colonne de gauche du tableau). Elle sert à régler les transactions de
couverture (achat de produits dérivés), les transactions d’une monnaie
en une autre (échange de devises), les transactions sur le marché du
financement (achat de titres financiers) ; mais la liquidité intervient
aussi dans le règlement d’autres transactions, celles que l’on observe
sur le marché des biens ou des services.
Le point très important à noter est le suivant : qu’il s’agisse des marchés de la sphère
financière, ou bien des marchés de la sphère réelle, toutes ces
transactions font l’objet de règlements monétaires, c’est à dire de
règlements dans une monnaie donnée, et par conséquent dans une zone
monétaire parfaitement délimitée (colonne de droite du tableau). La
liquidité nécessaire pour ces échanges est ainsi fournie, in fine, par
la banque centrale de la zone monétaire correspondante, sur un marché
particulier : le marché interbancaire, où s’effectue et se consolide
l’ensemble des règlements. Le tableau cherche ainsi à mettre en rapport
les transactions réelles (celles qui portent sur les biens et
services), avec celles qui relèvent de la finance globalisée. Il
réalise cette jonction en mettant, face à face, les transactions tous
types confondus, réelles et financières, d’un côté, avec les zones
monétaires de règlement, de l’autre.
Un trait frappe aussitôt :
les transactions relatives à l’économie réelle n’occupent qu’une part
infime du total des transactions. En effet, qu’il s’agisse des
transactions relatives aux biens et services (soit 32.3 T$ le PIB
mondial de l’année 2002), celles-ci ne se montent qu’à un peu moins de
3% des paiements monétaires de la planète [4] : c’est évidemment très
peu ; ou bien qu’il s’agisse des transactions commerciales
internationales, même constat : celles-ci, soit 8 T$, ne s’élèvent qu’à
2 % des transactions qui se réalisent sur le marché des changes [5]. La
somme des transactions réelles de la planète (production + échanges
commerciaux internationaux), soit 40,3T$, peut maintenant être comparée
par exemple à celle qui recense, sur le même espace et pendant la même
période, l’ensemble des transactions interbancaires, soit 1.155 T$. Le
rapport entre ces grandeurs est de 1 à 28, ce qui apparaît, dans une
première approche de cette confrontation, proprement vertigineux.
Cette présentation de données exprimées en « Téra » inspire plusieurs ordres de réflexion.
La première est de nature pédagogique. Il apparaît clairement que le choix
de cette nouvelle unité permet de faire des comparaisons immédiates et
compréhensibles grâce notamment à la simplification des données. On
observe ici, par exemple, que les transactions qui ont relevé de
l’économie réelle sur une année (soit le PIB mondial de cette année)
ont été nettement plus faibles, en valeur absolue, que celles qui ont
été générées par le seul marché des changes (32,3 T$ contre 384,4 T$),
soit un rapport de 1 à 12.
La seconde considération est d’ordre
plus analytique. Alors que ces deux dernières données reflètent bien,
toutes les deux, des flux (et non pas des stocks), une différence tout
à fait essentielle les sépare cependant. Dans un cas, le PIB mondial,
soit en réalité la somme des PIB de 199 pays, ne transcrit aucune
réalité économique globalement organisée à l’échelle mondiale : on
juxtapose, en les sommant, des grandeurs économiques relativement
autonomes (ces grandeurs sont cependant indirectement liées, mais pour
une part seulement, à la division internationale du travail que
traduit, par exemple, le commerce international). De plus, ces produits
concernent des milliers de biens et de services spécifiques. La
formation des prix de ces biens et de ces services obéit, par
conséquent, à chaque fois à des logiques différentes (marchés nationaux
/ internationaux, biens publics / biens privés, produits en concurrence
/ produits monopolistiques, etc.).
Dans l’autre cas, au contraire, le marché des changes est une entité qui possède
explicitement sa propre forme d’organisation ainsi que ses propres
règles de fonctionnement ; le résultat de cette organisation et de ces
règles est, par exemple, un taux de change euro/dollar que chacun peut
connaître à tout moment, et en n’importe quel point de la planète.
Ces réflexions ne peuvent qu’accentuer le vertige de la comparaison. À une
grandeur de valeur « financière » dont on peut saisir l’unité de
construction et dont les acteurs savent qu’ils peuvent interagir, par
leurs arbitrages, et en principe à tout moment (sauf problème de
liquidité), sur les segments qui la composent, s’oppose un agrégat «
réel » dont l’hétérogénéité est extrême en raison à la fois de la
nature de ses composants, du mode de leur production, enfin des
conditions de leurs échanges ou de circulation. C’est en raison de la
très forte asymétrie de composition et de dimensionnement de ces deux
grandeurs, mais aussi en raison du mode de déploiement du jeu des
acteurs autour de chacune d’elles, que nous défendons l’idée de la
capacité de la finance d’écraser, par son poids, l’économie réelle.
Ne
voit-on pas les conclusions que l’on peut tirer déjà d’une telle
analyse ? Par leurs masses et l’organisation dans lesquels elles
s’insèrent, certaines variables de la finance libéralisée apparaissent
comme des variables globales, et semblent désormais en capacité
d’exercer une influence décisive sur les variables de l’économie
réelle, précisément en raison du spectre « global » de leur action.
La troisième observation porte sur les marchés financiers au sens strict
du terme, c’est-à-dire sur les marchés où se réalisent les
achats-ventes d’actions et d’obligations sur l’ensemble des places
financières du monde. Là aussi, l’ordre de grandeur est frappant
puisque seulement 3,4% des règlements monétaires sont consacrés à ces
marchés, alors qu’ils sont pourtant considérés comme les marchés de
capitaux par excellence.
Pour ce qui est du reste des opérations
- soit 93,2 % -, celles-ci sont consacrées soit à des opérations de
couverture, soit à des opérations de spéculation ou d’arbitrage ; nous
allons voir un peu plus loin que les opérations de couverture utilisent
des produits dérivés pour se protéger, à terme, des risques liés à des
variations de prix ; quant aux opérations spéculatives, elles prennent
notamment en charge les risques que les opérations de couverture
transfèrent, mais pas seulement ; elles peuvent aussi s’enchaîner dans
des spirales complexes ; les opérations d’arbitrage enfin sont celles
qui jouent sur des différentiels de rendement instantanés entre
différents marchés. Toutes ces opérations sont des opérations
financières ; il est malheureusement impossible, dans les statistiques,
de distinguer entre ces différentes catégories. Ces opérations se
répartissent pour un peu plus d’un tiers sur le marché des changes
d’une part, et pour le reste, les deux tiers, sur le marché des
produits dérivés d’autre part.
Il reste enfin à observer que l’essentiel des règlements monétaires relatifs à ces transactions (voir
la colonne de droite du tableau) est très largement imputable aux pays
de la triade, Etats-Unis, Zone euro, et Japon puisque ces pays et leurs
zones monétaires concentrent 84.1% des règlements mondiaux [6].
Finalement, comme nous pouvons le ressentir intuitivement, l’énormité des chiffres
laisse pantois, surtout si on les rapporte aux données de l’économie
réelle ! Sur les marchés interbancaires, lieux par lesquels passent
toutes les transactions, il ne faudrait plus déjà faire l’évaluation de
ces échanges en Téra-dollars (T$), mais en Peta-dollars (P$) !
c’est-à-dire en milliers de milliers de milliards de dollars (ou pour
simplifier … si l’on peut dire, en millions de milliards de dollars…).
Le chiffre de 1.155 T$ (ou 1,15 P$) dépasse évidemment l’entendement
ordinaire ; il signifie cependant qu’à chaque seconde d’une journée de
24 heures, il s’échange, sur les marchés particuliers de la finance,
pratiquement 50 millions de dollars…
Dans ces échanges, un des éléments qui surprend le plus est la hiérarchie des marchés révélée
ainsi. Certes, comme nous venons de le voir, les marchés interbancaires
centralisent l’ensemble des règlements, d’où leur volume considérable.
Mais, à l’autre extrémité, les marchés financiers (ou marché des
capitaux) apparaissent, par leur montant, d’un poids très modique.
Pourtant, sont recensées ici l’ensemble des transactions de l’année
2002 sur les marchés boursiers – actions et obligations – de la planète
financière mondiale.
Quant au marché des changes, on connaissait
son importance ; les transactions qui s’y déroulent sont ainsi plus de
9 fois supérieures à celles du marché des capitaux. Mais le fait
véritablement frappant est l’importance prise par les transactions sur
les marchés des produits dérivés. Elles dépassent dorénavant, en
volume, et de loin, les transactions du marché des changes et cette
supériorité n’est pas prête, comme nous le verrons ultérieurement, de
faiblir, bien au contraire. Cette hiérarchie des marchés est
symptomatique, au sein de la finance globalisée, de la très forte
aversion au risque des intervenants puisqu’une grande part des
transactions (celle relative aux produits dérivés) est destinée à se
couvrir contre le risque … lié aux transactions monétaires ou
financières.
On peut retirer de ce premier examen des grandeurs
de la finance globalisée une double impression. Le gigantisme de
certains chiffres peut tout d’abord provoquer un profond sentiment
d’inquiétude, surtout en ce qui concerne le segment lié aux
transactions relatives aux produits dérivés. N’est-ce pas là le signe
probable, au-delà des opérations de couverture, d’une intense activité
de spéculation pure ? L’autre sentiment est celui d’un citoyen soucieux
de savoir si ce développement vertigineux de la finance est
véritablement maîtrisé par les autorités qui sont en charge normalement
de le réguler ; bref, qui est dans le poste de pilotage ? Se poser ces
questions, c’est malheureusement déjà entrevoir la réponse.
Les logiques d’expansion de la finance libéralisée
Quels sont les facteurs qui aboutissent à ériger, selon une logique
expansive, mais aussi une ligne inquiétante, le mur d’une finance
libéralisée ? Autre question majeure : l’expansion de ce mur ne
finit-elle pas par peser d’un poids considérable sur l’économie réelle.
Si oui, comment ? et par quels canaux ?
Les facteurs de l’expansion de ce mur sont au nombre de trois : il y a tout d’abord la
dynamique très particulière de la « valeur actionnariale » qui, tout en
façonnant la sphère de l’économie réelle, opère des prélèvements d’un
genre nouveau - et tout à fait redoutables - au profit de la sphère
financière. En second lieu, il faut insister sur l’amplitude atteinte
actuellement par les gains spéculatifs liés au fonctionnement des
marchés dérivés ; leur coût pour la sphère de l’économie réelle est
devenu exorbitant. Enfin, il faut examiner le nouveau rôle des taux
swaps dans le financement de l’économie mondiale ; leur « contrôle »
par les grandes banques internationales est certainement, pour la
sphère de l’économie réelle, facteur de coûts croissants. Ces facteurs
produisent, à chaque fois, un impact caractéristique sur la sphère
réelle, sous forme de prélèvements. Nous nous proposons d’examiner les
uns et les autres.
La valeur actionnariale : une redoutable dynamique de façonnage de la sphère réelle
Le mur qui se dresse actuellement est tout d’abord alimenté par la «
valeur actionnariale ». Mais que faut-il précisément entendre par cette
notion ? Il s’agit essentiellement de l’extraction d’une valeur au sein
des firmes qui va bien au-delà du profit considéré comme étant normal.
La production de cette « survaleur » est imposée par les actionnaires,
et en réalité par un certain type d’actionnaire seulement : les
investisseurs institutionnels et plus précisément ceux qui gèrent des
ressources pour le compte de tiers. Par leur nombre et par la puissance
de leurs participations dans le capital des firmes cotées, ces
investisseurs sont en mesure d’imposer aux directions des firmes un
certain nombre de normes en matière de gouvernance d’entreprise. Parmi
ces normes, il en est une qui, en quelque sorte, surplombe toutes les
autres : c’est la norme financière.
Avec l’exigence d’une rentabilité financière sur fonds propres de 15%, cette norme est
devenue le standard international à atteindre pour toutes les firmes
qui souhaitent voir dans leur capital la présence de ces grands
investisseurs [7]. L’introduction de cette norme est récente. Elle
s’est diffusée dans le monde entier à partir de la fin des années 80
sous l’influence des fonds de pension américains. Le point capital à
noter est par conséquent le suivant : les firmes sont actuellement
soumises, par cette norme financière, à une obligation de résultat.
Cela bouleverse complètement leur gestion, car précédemment elle devait
seulement réaliser, si l’on peut dire, le meilleur résultat possible
(obligation de moyen), et non pas un objectif quantitatif (15%) imposé
à l’avance et de l’extérieur. Or, atteindre un tel objectif est par
définition très difficile lorsque l’on sait que la croissance de
l’économie mondiale tourne aujourd’hui autour de 4% environ.